«La torture est comme une infirmité»

Publié le par (+ T.)

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L’Uruguayen Carlos Liscano, un des auteurs majeurs de l’Amérique du Sud actuellement, dit n’avoir jamais rencontré le réalisme magique et a reconnu qui lui a été difficile de parler des années qu’il a passées en prison.

L ’écrivain uruguayen, Carlos Liscano, directeur de la Bibliothèque nationale d’Uruguay, a accusé, mardi soir, lors d’un débat au quatrième Festival international de littérature et du livre de jeunesse (Feliv 2011) à l’esplanade de Riad El Feth à Alger, la France d’avoir exporté la torture vers l’Amérique du Sud. «Les Français, qui ont torturé en Algérie, sont retournés chez eux. En France, personne ne voulait d’eux. Ils sont partis en Argentine où ils ont créé une école de torture. Une école qui a appris à toute l’Amérique latine les techniques. Donc, la France a exporté des spécialistes en torture», a-t-il déclaré. Selon lui, les experts savent que les plus importants laboratoires de la torture ont été l’Indochine et l’Algérie.

 

«Après, cela est devenu une technologie mondiale. Il y a aujourd’hui des médecins, des psychologues, des ingénieurs, des professeurs spécialistes en torture. Il y a même des manuels. Au XXe siècle, la torture s’est professionnalisée», a ajouté l’écrivain. Carlos Liscano, qui intervenait en présence de l’auteur algérien Rachid Mokhtari, dans un débat modéré par Rachid Moncef, a subi les horreurs de la torture sous la dictature militaire du sinistre Juan Maria Bordaberry (l’Histoire a retenu que la dictature uruguayenne torturaient même les enfants !) «Cet homme a été d’abord militaire avant de s’engager politiquement, puis de connaître treize ans d’emprisonnement et de torture. Il est parti vivre en Suède, puis est revenu dans son pays», a précisé Rachida Moncef. En 1972, Carlos Liscano s’est engagé avec le mouvement d’extrême gauche Tupamaros (libération nationale) qui était favorable à la guérilla urbaine et qui s’inspirait de «la révolution cubaine».

Tous les mouvements de gauche étaient opposés au régime militaire. Mis en prison à l’âge de 22 ans, Carlos Liscano s’est mis à l’écriture.  Il a  publié plusieurs récits et romans : La route d’Ithaque, Ma famille, Les fourgons des fous, L’impunité des bourreaux, Souvenirs de la guerre récente et L’écrivain et l’autre. «J’étais dans des conditions d’isolement très dures. J’écrivais pour contrer le délire. J’ai commencé à écrire un roman mental. Cela a complètement changé ma vie. L’écriture m’a permis de réfléchir sur moi-même sans me soucier de l’esthétique. C’était pour moi une forme pour survivre», a-t-il témoigné. Carlos Liscano dit ne plus pouvoir concevoir sa vie sans l’écriture. «L’individu continue à vivre jusqu’à ce qu’il commence à écrire. Après, un autre individu surgit et mène la vie. Si je n’étais pas écrivain, je ne serais pas ici en Algérie. Actuellement, cela ne m’intéresse pas d’inventer des histoires. Ce que je recherchais, je l’ai trouvé. L’écriture m’intéresse en tant que réflexion», a-t-il dit.

 

«Tourmente mentale»

Carlos Liscano refuse toujours de se mettre à la fiction, même s’il a écrit deux romans et des poèmes. «Je n’écris que lorsque je ressens la nécessité absolue de le faire. Il y a tellement de choses jolies et intéressantes sur lesquelles on peut écrire», a-t-il souligné. Il a observé qu’un auteur passe des heures de sa vie assis, silencieux, seul à écrire. «Parfois, il se demande ce qu’il fait là alors que la vie est à l’extérieur», a-t-il noté avant d’enchaîner : «L’immobilisme physique exprime l’existence d’une tourmente mentale. Rien ne fait mal à l’écrivain dans cette attitude, il n’a ni faim ni froid, n’est pas malade mais il est en souffrance.» Un auteur est, selon lui, forcément héritier de tous les romans qu’il a lus. Il cherche à ressembler aux maîtres qui l’ont précédé. Carlos Liscano est convaincu d’une chose : la tradition sud-américaine du réalisme magique est morte. 

Même si des «copies» de Gabriel Garcia Marquez sont toujours éditées. «Je n’ai jamais rencontré dans ce réalisme magique quelque chose qui m’intéresse vu que j’appartiens à une société où rien de magique n’existe. J’ai choisi une tradition propre à moi», a-t-il argué.  A ses yeux,  l’originalité absolue n’existe pas dans l’art.  «Quand quelqu’un prépare un plat, on peut toujours goûter est dire que c’est délicieux ou pas. Mais, quand quelqu’un écrit un mauvais roman, il faut juste le jeter», a-t-il appuyé. 

 

Lutte intérieure

L’auteur uruguayen a estimé qu’il est difficile de parler «de cette intimité»  que représente la torture. «C’est une intimité, parce que la personne va parler de son propre corps et la misère qu’a enduré ce corps. La torture est comme une infirmité. Quand on est en bonne santé, on ne pense pas à son corps. On y pense lorsqu’on est malade. Le corps ne résiste plus à la torture, mais le cerveau demande de continuer à résister. Donc, c’est une lutte intérieure profonde. C’est pour cela que l’individu se sépare de son corps. Le corps exige le repos et la tête exige plus», a-t-il dit.

Il a reconnu qu’il ne voulait pas dénoncer la torture, mais chercher à comprendre la relation existant entre le torturé et le tortionnaire. Un tortionnaire qui peut avoir une famille, parler la même langue, a les mêmes préjugés et maltraiter un ancien camarade de classe. «Il s’agit de deux extrêmes d’être humain, la principale crainte est d’être dans cette chaîne qui sépare les deux extrêmes. Et la question sera : est-ce que moi je serai comme ce tortionnaire ? L’être humain ne peut donner de réponse», a souligné l’écrivain. En Suède, Carlos Liscano a reconnu, rien qu’à partir de la voix, une femme torturée dans la même prison que lui. Une femme qui, pour échapper à la torture, faisait l’imbécile en parlant en permanence de ses chiens. «Une dame qu’on torturait toutes les nuits. Je n’ai jamais vu son visage. Treize ans après, j’ai reconnu ses cris à partir de son fou rire. Le corps a donc une mémoire. On l’appelait la folle aux chiens parce qu’on ne savait pas comment elle s’appelait», a-t-il noté.  Carlos Liscano a remarqué qu’il y a des gens qui ne peuvent jamais parler de la torture. «Je trouvais même obscène d’en parler. Mais, après trente ans, j’ai senti que j’avais l’obligation, en tant qu’écrivain, d’évoquer la torture même si j’avais promis de ne jamais dévoiler ce qui s’est passé en prison», a-t-il dit.

 

Rachid Mokhtari a remarqué que dans Les fourgons des fous, Carlos Liscano n’explique pas les raisons de la torture, mais ne disculpe pas le tortionnaire. Selon lui, il y a un nouveau phénomène dans la littérature algérienne qui tend à innocenter les bourreaux et culpabiliser les victimes. L’auteur de La graphie de l’horreur a cité, en exemple, le roman de Yasmina Khadra, A quoi rêvent les loups, dans lequel le personnage Nafâa se repose après avoir participé à un massacre.  «A la fin de ce roman, qui n’a pas d’originalité esthétique, le lecteur est pris de sympathie pour un chef du GIA», a-t-il dit. Pour Rachid Mokhtari, l’acte d’écrire n’est jamais isolé. «La littérature, c’est d’abord le problème de la vie, mais aussi communiquer une sensibilité. Lorsque j’écris un roman, c’est beaucoup plus la musique. Une phrase qui ne possède pas de ryhme, je ne l’écris pas. Un romancier est un producteur d’émotions», a-t-il expliqué.
Carlos Liscano, 61 ans,  a avoué, au début du débat, qu’il se rend en Afrique pour la première fois
de sa vie.

Fayçal Métaoui
El Watan, Alger, 30 juin 2011

Publié dans Carlos Liscano

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